III. Trois modèles d’enseignement de l’histoire et de la géographie
Plusieurs enseignants, chercheurs et analystes de léducation se sont penchés sur des modèles et pratiques propices à lapprentissage du vivre ensemble et à la découverte des richesses culturelles dont recèle lhumanité. Un bon nombre de travaux réalisés ont porté sur lenseignement de lhistoire et de la géographie. Ce sont des matières scolaires sensibles qui peuvent tout autant véhiculer des contenus et des valeurs discriminatoires que des idées favorables à la découverte et à la compréhension de lAutre.
Jean Piaget, à lépoque où il dirigeait le Bureau international déducation, avait justement proposé que la communauté internationale semploie à réaliser et à diffuser un manuel dhistoire universelle qui mettrait laccent sur les grandes réalisations de lhumanité. Mais son projet échoua en raison de lopposition quil suscita de la part des États. Plus tard, le fondateur de lEIP, Jacques Mühlethaler, proposa que lon révise les manuels dhistoire tant il fut littéralement sidéré de constater que ceux-ci invitaient de par leur contenu à la négation de lAutre par le nationalisme exacerbé qui sy manifestait. Cette question est récurrente. Et lors dun récente réunion dexperts organisée par le Bureau international déducation, on se pencha sur la question de savoir comment apprendre à vivre ensemble grâce à lenseignement de lhistoire et de la géographie (2).
Lenseignement de lhistoire et de la géographie sinscrirait désormais dans un processus de mondialisation des communications, au sens large du terme (échanges commerciaux, information, immigration, etc.). Cette dynamique modifie par le fait même les représentations quotidiennes de lespace et du temps. Être chez soi et citoyen du monde en même temps appellerait ainsi à comprendre la continuité qui relie le chez soi et lailleurs. Dans la mesure où les programmes détudes de ces disciplines sont du ressort de lÉtat, il incomberait à ce dernier de jouer à la fois le rôle dagent interne de cohésion sociale et de promoteur de louverture au monde et de la diversité culturelle.
Pour essayer de comprendre comment lenseignement de lhistoire et de la géographie peut à la fois contribuer à forger des identités tout en élargissant les perspectives de lapprentissage de la vie collective, certains ont examiné les modèles dominants de cet enseignement. Ainsi, la documentation recueillie par Bernard Ducret (3), du Lycée Gabriel Fauré, en France, permet de dégager grossièrement trois modèles denseignement pour apprendre à vivre ensemble. Lauteur prend le soin de préciser que ces modèles sont différents, voire antinomiques, et quon ne peut établir entre eux aucune hiérarchie car ils savèrent tous opérationnels dans la société dont ils sont issus et à léchelle qui leur a été assignée.
Dans le modèle fermé, lenseignement de lhistoire et de la géographie se préoccupe essentiellement de son propre territoire. Lextérieur est ignoré de manière quasi absolue, lintérieur fait lobjet dune analyse approfondie et méticuleuse. Ce modèle savère opérationnel en cherchant à inculquer une forte identité régionale ou nationale à des enfants qui ne sont pas forcément originaires de lespace étudié. Pas ou peu de cas est fait de lexistence des minorités, quelles soient linguistiques, religieuses, autochtones ou culturelles telles que prises en compte dans les instruments internationaux relatifs aux droits de lhomme
Il y a aussi le modèle juxtaposé. Ce serait le modèle le plus fréquent. Il se différencierait du modèle fermé en ce sens que le monde étranger est objet détudes. Lhistoire et la géographie abordent les pays, les régions, les civilisations les unes après les autres. Ce serait le cas pour la France et, similairement, pour lItalie, par exemple. Par ailleurs, comme lobserve R. Ferras, de lIUFM Montpellier, les nouveaux programmes français de géographie proposent différentes échelles de distribution du territoire : locale, régionale, nationale, européenne et mondiale ; le défi consisterait à jeter des ponts entre ces dynamiques spatiales, ce qui amène à débattre notamment de la notion d"appartenances multiples".
Enfin, il y a le modèle relié. Moins fréquent, souligne-t-on, ce modèle se rencontrerait surtout dans les pays de culture anglo-saxonne. Il sintéresserait principalement aux acteurs (administrations, entreprises, communautés ethno-linguistiques, individus). On insisterait aussi sur la confrontation des différents points de vue au sein du système-monde. Les approches pédagogiques privilégient les jeux de rôle, les enquêtes, les discussions. Létude cite lIrlande du Nord et lAfrique du Sud comme ayant opté pour ce modèle, pays ayant traversé des tensions violentes. Chez ces derniers, ladoption dun modèle fermé ne pourrait quinduire de la crispation et provoquer déventuelles nouvelles confrontations. Dautre part, cette approche ne vaudrait cependant pas pour lensemble des pays anglo-saxons ; en effet, selon Norman Graves, de lUniversité de Londres, le programme anglais de géographie, par exemple, ne ferait que très laconiquement allusion à la construction de lUnion européenne, ce qui témoignerait du peu dintérêt, au plan politique, vis-à-vis des formes de citoyenneté transfrontalières et des réalités culturelles Outre-Manche.
Par analogie, on peut rapprocher ces trois modèles présentés ci-haut de celui de la transférabilité des apprentissages proposé par Charles E. Osgood (1962) (4). Daprès le psychologue, il y aurait trois niveaux de réaction face aux normes culturelles. Au premier niveau, on considère que ses propres normes culturelles sont normales et naturelles. On percevrait toutes les autres comme étrangères, exotiques et "non naturelles". À un deuxième niveau, on reconnaît le fait que les normes culturelles dautres sociétés sont également des normes au même titre ses propres normes, mais quelles sont autres. Enfin, on reconnaît le caractère relatif et spécifique dune culture des normes que lon a. On atteindrait ainsi par le fait même un degré supérieur de réflexion sur soi et sur les autres.